En 2019, le terme de « grossophobie » a fait son entrée dans le dictionnaire français. La définition du Larousse stipule qu’il s’agit là d’une « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids ». S’il est vrai que la grossophobie renvoie au phénomène discriminatoire au sens large (incluant les injures, le harcèlement, les brimades, etc.), il est néanmoins important de souligner que la reconnaissance des discriminations vécues par les personnes grosses est assez récente.
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que ce vocabulaire trouve un écho dans le mouvement associatif français notamment. Pour le grand public, c’est le livre de l’actrice Anne Zamberlan qui impose le terme. Paru en 1994 et intitulé Coup de gueule contre la grossophobie, il inaugure sur les plateaux télévisés français une discussion sur les discriminations subies par les personnes grosses. Avec son association « Allegro Fortissimo » l’actrice opère une première inversion en France : le problème n’est plus du côté des personnes grosses mais bel et bien des personnes grossophobes et des modalités de prise en charge sociosanitaire de ces questions. Mais il demeure un paradoxe : selon la Haute Autorité de Santé (HAS) 46,5 % des adultes sont en surpoids et 20 % sont obèses.
Ce que révèle le concept de grossophobie ne tient donc pas uniquement dans les faits discriminatoires mais plus généralement dans les représentations associées aux personnes grosses : leur responsabilité, leur indolence… Le rapport Obépi qui parait chaque année sur l’évolution de l’obésité en France ne manque pas d’indiquer combien les curseurs de pauvreté et de faible éducation jouent un rôle prépondérant dans l’augmentation de l’obésité. Or, cette étude a donné lieu, du côté des campagnes de prévention, à une communication principalement orientée vers l’alimentation et l’activité́ physique.
Des discriminations très genrées
Une traduction a été opérée des déterminismes de l’obésité – celui de l’éducation et du faible revenu – pour le transcrire en termes de discours essentiellement éducatif, voire moralisateur dont les effets (diminution de l’obésité et du surpoids, meilleures connaissances nutritionnelles) sont largement discutables. Ainsi les personnes grosses sont suspectées d’être dans une relation permissive avec leurs corps, où gloutonnerie, paresse et gourmandise seraient l’apanage des personnes grosses.
Or, selon l’Organisation mondiale de la santé, l’obésité est définie comme une maladie mais les actions militantes plus récentes, notamment celles d’associations comme « Gras politique » ont provoqué un glissement significatif dans la reconnaissance de l’obésité au-delà de la sphère médicale pour accompagner la visibilité des actions de lutte contre les représentations péjoratives à l’égard de cette population.
Des films, souvent des documentaires, ont également permis de mieux connaitre la question de la grossophobie en France. Pour n’en citer que quelques-uns, en 2019, Pourquoi nous détestent-ils, nous les gros ? avec Charlotte Gaccio, Ma vie en gros, avec Daria Marx en 2020 et, récemment, le film de Gabrielle Deydier, On achève bien les gros, sorti en 2020. Ces films prennent souvent la forme d’un récit biographique et témoigne de la vie quotidienne des personnes touchées par la grossophobie.
Mais peut-on dire pour autant que ces transformations d’ordre politique et de représentations ont modifié l’expérience des plus jeunes ? Pas tout à fait… Selon une récente enquête portée par La Ligue contre l’Obésité, en France, un enfant sur dix déclare avoir subi des discriminations du fait de son poids, et les jeunes en situation d’obésité en sont 4 fois plus souvent victimes que les autres (40 %). Plus encore, car on sait la dimension fortement genrée de ce type de discrimination, l’étude montre que 54 % des jeunes filles en obésité âgées de 14 à 17 ans ont déjà subi des propos ou comportements grossophobes !
Les pressions des normes sociales et esthétiques se font plus fortement ressentir chez les filles. Une récente enquête indique que, à 15 ans, la moitié d’entre elles déclarent avoir besoin de faire un régime alors que seule une fille sur dix est en surpoids. Plus inquiétant encore, cette préoccupation se retrouve désormais chez les préadolescentes : 37 % des filles de 11 ans déclarent faire ou avoir fait un régime. Cette assignation à la minceur et ce recours au régime chez les plus jeunes fait le lit des troubles des conduites alimentaires.
Une normativité généralisée
Ces chiffres sont sans appel : les plus jeunes – et les femmes particulièrement – sont bel et bien victimes de grossophobie. L’une des principales raisons à cela demeure l’étendue des espaces producteurs de contrôle et de normativité pondérale. Les enquêtes de Rebecca Puhl sont à cet égard particulièrement intéressantes car elles mettent en lumière le lien fort entre la stigmatisation des personnes grosses, en surpoids ou obèses, et les enjeux de santé publique qui en découlent. Pour le dire autrement, plus les espaces de grossophobie sont nombreux, moins les discours de prévention contre l’obésité sont efficaces.
Pire, ils tendent même à augmenter les préjugés et les discriminations vécues par les personnes concernées. C’est notamment le cas à l’école où le maintien des politiques publiques de prévention du côté de la santé sportive et alimentaire dessine les contours d’une sur-responsabilisation des jeunes personnes grosses ou en surpoids. « Si malgré tout vous ne perdez pas ces kilos, c’est que vous n’avez pas suivi les conseils ». Mais il serait tout à fait limitatif de ne regarder que du côté de l’école car la famille est, elle aussi, un lieu de stigmatisation du surpoids, comme l’exprime cette jeune femme lors de l’une de nos recherches en 2016 :
« Est-ce que l’on m’a déjà insultée ou embêtée parce que je suis grosse ? Non, je ne vois pas. Je ne crois pas. (elle se tait, réfléchit, puis ajoute) en fait, ça dépend ce que vous appelez se faire embêter. Quand j’étais petite, ma famille nous appelait ma sœur et moi les petits boudins. Et mon cousin l’avait dit à l’école. Donc tout le monde nous appelait ainsi, même le prof de sport. Mais bon, c’était pour rigoler. »
Distinction sociale, moquerie émanant (paradoxalement) de personnes censées nous aimer, non prise en compte des injures et brimades vécues en dehors, phénomènes de culpabilisations… nombreux sont les vecteurs d’enracinement de la grossophobie (tacite ou explicite) en contexte familial. Plus encore, dans une société du numérique ou les frontières entre la sphère publique (notamment scolaire) et privée (notamment familiale) s’amenuisent, le rôle des réseaux sociaux est à interroger frontalement, car la grossophobie ne se borne pas aux interactions physiques : elle trouve son pendant exact sur les réseaux sociaux.
Des confusions dangereuses
Les campagnes de prévention contre l’obésité ont donné lieu à des représentations genrées, sexistes et stigmatisantes. Ce n’est que très récemment, en octobre 2021, que la première banque internationale d’images bienveillantes a été réalisée avec des personnes concernées par l’obésité. Longtemps, cette difficulté à mettre en scène les personnes obèses dans les médias a laissé la place à de mauvaises représentations.
Faute de trouver des images qui leur correspondent, et dans lesquelles ils peuvent se reconnaitre, les jeunes se tournent vers les réseaux sociaux, leur laissant la part belle pour investir les questions identitaires, pour le meilleur comme pour le pire. Facebook, Instagram sont ainsi devenus les leaders des banques d’images sur le corps et les différences chez les plus jeunes.
Ados : l’obsession de la minceurhttp://t.co/DUk4kYQEDN pic.twitter.com/phsSwDlmrN
— Le Point (@LePoint) June 3, 2015
Enfin, nous souhaitons souligner combien il reste difficile de savoir nommer de façon bienveillante les personnes concernées par la grossophobie. Sont-elles grosses ? En surpoids ? Ou obèses ? Or, cette confusion n’est pas sans conséquence dans la prise en compte du corps des personnes dites grosses. Car somme toute, il n’existe toujours pas de critères précisant à partir de quand une personne est grosse. La notion de grosseur reste totalement subjective et diffère selon de nombreux facteurs tels que la culture, l’éducation ou encore l’estime de soi. Tandis que l’obésité est une maladie chronique multifactorielle définie par l’OMS avec des critères bien précis.
Cette confusion des termes entretient le déficit d’accompagnement auprès des personnes concernées, et des jeunes tout particulièrement, dans une période ou la représentation de soi sur les réseaux sociaux ne s’effectuent pas sans lien avec des préoccupations pondérales.
En d’autres termes, des personnes non concernées par l’obésité, mais stigmatisées comme rondes, voire grosses – à l’adolescence notamment – se retrouvent à faire des régimes ou développer des troubles des conduites alimentaires en réponse à ce marquage du corps du côté de la pathologie. Et des personnes concernées par l’obésité ont intériorisé une culpabilité à ne pas savoir « se faire maigrir » alors que leurs difficultés ne relèvent pas d’une simple volonté mais d’une pathologie complexe qui demande un accompagnement pluridisciplinaire et une attention relationnelle dès le plus jeune âge.
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux et Marielle Toulze, Chercheuse en communication, Université Jean Monnet, Saint-Étienne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.